Avec mes amis sépharades – tunisiens en particulier – mais aussi avec mes amis ashkénazes, nous avons l’habitude de rêver d’un monde meilleur, pacifié, d’un Moyen-Orient apaisé, d’un retour aux sources. Nous avons de nombreux points communs et une folle envie de dépasser ce que la triste actualité nous impose depuis des années.
Certes, nous avons des divergences d’opinion, mais notre proximité affective nous a autorisés de mémorables disputes et de folles engueulades. Depuis le 7 octobre, alors que tout le monde ne parle que de la guerre, nous sommes les seuls à éviter le sujet. Une attitude qui témoigne de notre gêne, de notre volonté de ne pas nous blesser mutuellement et de préserver notre amitié, mais aussi de notre refus de défendre l’indéfendable. En effet, avec quelle logique pouvons-nous aborder l’irrationnel, le passionnel, l’horreur, la terreur, la mort des nôtres ?
Concours d’horreurs
Du Proche-Orient nous parviennent des images de barbarie insupportables. De jeunes Israéliens fauchés dans la fleur de l’âge, et des enfants de Gaza arrachés à la vie dans leur plus tendre enfance. Un concours d’horreurs. Exécutions d’un côté, pluie de bombes de l’autre, destructions massives, otages…
Déjà fragilisée dans la région, l’insouciance propre au plus bel âge semble désormais anéantie, et pour longtemps. Il faudra en effet des décennies pour atténuer le souvenir des atrocités commises en ce moment même sur cette Terre dite Sainte qui n’en finit plus de saigner. J’écris « atténuer », car personne ne pourra oublier les horreurs de ces derniers jours. Le spectacle de cette jeunesse ravagée est un gâchis dont l’ampleur dépasse l’entendement. L’offre médiatique massive et anxiogène des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux, qui privilégient le spectaculaire et le tendancieux, aggrave ce sentiment de désespoir. L’emploi de certains termes, les prises de position d’influenceurs ne sont pas de l’information, mais de la manipulation. On jette de l’huile sur le feu.
On pousse la loi du Talion à l’extrême. Dans la Genèse 18 :23, on lit : « Abraham s’avança et dit : “Anéantirais-tu, d’un même coup, l’innocent avec le coupable ?” ». David contre Goliath, le pot de terre contre le pot de fer, un parti qui a mis la main sur une enclave contre une puissance nucléaire, un groupe de kamikazes contre une armée puissante… On pourrait multiplier les exemples à l’infini.
Perte de crédibilité
Depuis vingt ans, la moyenne est : « pour un Israélien tué, quelque 27 Palestiniens tués ». Nous savons qui perdra la guerre de la communication tout comme la guerre sur le terrain, c’est écrit d’avance. Vainqueurs et perdants, personne n’est innocent dans ce dossier. Les agresseurs sont les agressés, et inversement, tout dépend du point de vue. Prétendre renvoyer dos à dos les belligérants est malhonnête. Les plus pathétiques auront été les politiciens, chefs d’État en tête, qui essayent de jouer les équilibristes, sans y parvenir. Ils ne sont crédibles pour aucun des belligérants.
Faut-il rappeler que toute attaque contre des civils est un crime de guerre, qui relève de la Cour pénale internationale ? En essayant de dissimuler leur parti pris, en tentant, maladroitement, de saupoudrer leurs discours de précautions rhétoriques, ces dirigeants ont perdu toute crédibilité aux yeux de tous.
Voix pacifistes
La bataille des qualificatifs, des images diffusées et des concepts bat son plein. La colère est au zénith, et la paix s’éloigne. N’est-ce pas le souhait de ceux qui ont été à l’origine de ces drames ? À moins peut-être qu’ils ne soient tombés dans le piège tendu par ceux qui les bombardent ? Et ceux qui bombardent des civils, qu’espèrent-ils ? Terroriser ? Et après ? Une folie meurtrière. Le fossé se creuse entre les communautés. Au Sud, l’Occident est vilipendé, détesté, ses valeurs sont rejetées, on parle de démocratie de façade, de vendeurs d’armes, d’exploiteurs des plus faibles. Les valeurs universelles, la Déclaration des droits de l’homme, passent pour des instruments de domination de l’Occident. La faillite des régimes arabes, la corruption, l’islamisme sont, eux, dénoncés dans les médias du Nord.
Dans ce contexte fait d’éclats de bombes et d’appels au meurtre, qui flattent les penchants les plus bestiaux des deux camps, on n’entend plus la voix des pacifistes et des démocrates progressistes. Le désarroi des femmes et des hommes de paix est aussi intense qu’intime. Ceux qui refusent de « choisir un camp » sont accusés de traîtrise à l’égard des leurs, tandis que « l’adversaire » les place dans des situations indéfendables. Nul ne perçoit leur dilemme et le conflit interne qui les consume.
Il n’y a ni vérité absolue ni monopole de la douleur. La souffrance, vive, est des deux côtés du front. Ce que nous vivons est un reniement douloureux de nos convictions pacifistes, car la réalité est cruelle, et, avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de rester neutre dans un conflit qui nous touche au plus profond de nous-mêmes.
Mais je n’ai pas choisi d’être de ce côté-ci ; l’autre, celui qui est en face de moi, n’a pas non plus choisi son camp. Pourquoi ne pas se poser la question : qu’aurais-je fait à la place de l’autre, celui qui me ressemble tellement ? Le chef d’orchestre Daniel Barenboïm, messager de la paix des Nations unies, dit : « C’est une bénédiction de vivre avec les autres et non une calamité. » Il ajoute : « Il est illusoire de croire qu’on peut arriver à un compromis par la voie militaire car ce n’est pas un conflit comme les autres, il est avant tout humain, et non politique. »
Je pense aussi à ce jeune Israélien qui, bien que sans nouvelles de sa mère, a clairement dit qu’on ne venge pas des enfants assassinés en tuant davantage d’enfants. (https://twitter.com/Channel4News/status/1712822560407097379). Ou encore à ce pharmacien palestinien tué par balle il y a quelque temps à Jérusalem-Est et dont les organes, après accord de sa famille, ont été donnés à quatre Israéliens et à un enfant palestinien.
Toutes les vies se valent
Partout à travers le monde, des hommes et des femmes dénoncent, crient, expriment leur rejet de la violence et de la haine. Ils ont perdu le sommeil devant ce qu’est devenu le monde où nous vivons. Devant les images des corps dépecés et abandonnés dans les rues, ils se sentent trahis, et ont l’impression de s’être trompés toute leur vie. Les cadavres de bébés alignés sur une table d’examen, les corps d’enfants qui jonchent le sol n’ont ni religion ni pays, ce sont des enfants…
Quel avenir pour tous les enfants qui voient leurs parents mourir sous leurs yeux ? Que serais-je devenu si j’avais eu 20 ans à Gaza ? Réfugié, fils de réfugiés, petit-fils de réfugiés, arrière-petit-fils de réfugiés, né sous les bombes. Vivant de l’aide internationale, dans les bras de qui me serais-je jeté ? Dans ceux de l’Iran peut être, ceux du plus offrant, de celui qui me promet de libérer la Palestine. Me serais-je réfugié dans la religion, dans la drogue ? N’est-ce pas, comme l’a écrit le journaliste Charles Enderlin dans une tribune du Monde datée du 3 février 2006, la politique israélienne qui, dans l’espoir d’affaiblir le Fatah, a contribué à l’islamisation de la société palestinienne ? Il y a du nihilisme désespéré au sein de cette horreur barbare.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’attaque du Hamas contre Israël est l’opération kamikaze la plus importante qu’on ait jamais observée : 1 500 jeunes se sont suicidés. La pulsion de mort qui s’est exprimée de façon bestiale ces jours-ci n’est-elle pas finalement une envie d’en finir avec cette vie sans échappatoire, sans horizon, sans rêve ? Toutes les vies se valent, et chaque vie humaine est précieuse. Un crime est un crime, qu’il soit commis par l’un des nôtres ou par un membre du camp dit adverse. Rien ne peut justifier des atrocités, quelle que soit leur origine.
Les victimes civiles, qu’elles soient israéliennes, palestiniennes, russes, ukrainiennes, azéries ou arméniennes, se valent toutes. Un mort vaut un mort car une vie vaut une vie. Trop de crimes de guerre sont restés impunis, semblant ainsi donner des ailes aux monstres qui nous gouvernent. En ce moment, on entend moins la voix de ma famille de pensée que celle des chantres de la guerre, mais elle existe, et je suis persuadé que c’est elle qui détient la solution pour que les humains parviennent à vivre ensemble dans un monde apaisé.
« Ceux qui aiment la paix doivent apprendre à s’organiser aussi efficacement que ceux qui aiment la guerre », disait Martin Luther King. Quels que soient les moyens utilisés, il n’y aura de toute évidence que des perdants dans cette guerre. Elle pourra durer cinquante années de plus, il n’empêche : la seule solution est de travailler pour une paix juste et durable.
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Author: Jim Mejia
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